Il y a ces derniers temps une tendance que notre agence rencontre de plus en plus souvent, du côté des villes et collectivités souhaitant concerter sur tel ou tel projet avec ses habitants : la « tentation du petit panel ». C’est à dire la tentation de mobiliser un « groupe réduit de citoyens », souvent très réduit (5 ou 10 personnes à l’échelle d’un quartier, 10 ou 15 ou 20 personnes à l’échelle d’une ville ou d’une agglomération) plutôt que d’ouvrir le débat largement et à toute la population de façon volontariste.
Il y a pourtant plusieurs types de raisons de dissuader les pouvoirs locaux d’avoir recours à des « panels citoyens » réduits et fermés pour tenter de résoudre des dilemmes d’aménagement. Voici 8 raisons cumulatives pour lesquelles, selon moi, s’en remettre à un groupe de 10 ou 15 habitants pour chercher des compromis ou valider des choix d’aménagements est tout simplement une mauvaise idée :
1. Mathématico-statistique : un tel panel est bien trop réduit pour être représentatif de la variété des profils et postures d’une population variée. Notez bien que cela reste valable sur le plan statistique quelle que soit la taille de la population globale concernée par le projet (quartier, ville, agglomération… sauf quartier limité à une poignée de logements). La pratique et la statistique plaideraient donc pour un échantillon minimal d’au moins 100 personnes dans ce type de projet et de territoire… Taille de panel qu’il est naturellement impossible à mobiliser de façon répétée. Ce qui démontre d’ailleurs en retour qu’un panel de petite taille a toutes les chances d’être biaisé dans sa composition, puisqu’il tendra à filtrer des personnalités nettement plus mobilisables ou motivées que la moyenne des populations qu’il est censé représenter (voir aussi point 7 plus bas).
2. Stratégique (au sens de l’intérêt politique de la collectivité) : La mobilisation d’un « panel » n’est pratiquement jamais reconnue par une population élargie comme étant une démarche valable de démocratie participative, de concertation ou d’écoute. Nos retours d’expériences sont innombrables là-dessus (avec des « conseils citoyens » des « conseils de quartiers » et autres « panels citoyens » réduits, très souvent délégitimés par le reste de la population). Par conséquent, pour obtenir l’adhésion d’une large population, il vaut mieux lui laisser le « droit à la parole » de la façon la plus ouverte et la plus large possible, tout au long du processus.
3. Juridique : Un panel de « 10-15 personnes », s’il était au centre des principales démarches de concertation mises en œuvre, ne saurait en aucun cas répondre aux obligations légales, notamment en réponse aux exigences soulignées dans l’article L103-2 du code de l’urbanisme, puisque cet article souligne la nécessité d’associer « les habitants, les associations concernées et les autres personnes concernées pendant toute la durée du projet ».
4. Méthodologique : La « tentation du panel » répond vraisemblablement, dans la plupart des cas, à une idée (erronée d’après mon raisonnement) selon laquelle, en travaillant en petit groupe avec différents profils d’habitants/usagers on va pouvoir, plus facilement et dans un dialogue apaisé, dégager les « bons compromis » ou valider des « options consensuelles » qui conviendront ensuite au plus grand nombre. C’est faux. Notamment pour la raison 1 : Le panel est par constitution forcément biaisé ; mais aussi pour la raison 2 : le choix validé par un micro-panel a toutes les chances d’être contesté par des groupes de populations ne se sentant pas représentées du tout par celui-ci ; et encore 3 : la légitimité de l’écoute disproportionnée accordée à un tel micro-panel étant plus que contestable, les recours juridiques peuvent tenter n’importe quels types d’insatisfaits ensuite.
5. Démocratique en lien avec le « droit à la parole » : Par suite du point ci-dessus, on devrait également prendre conscience que toute tentative de restreindre l’écoute à un groupe « fermé » d’habitants constitue, par extension, une restriction du droit à l’expression du reste de la population. Par conséquent, la focalisation sur un panel délimité, indépendamment des questions de représentativité, est une négation du « droit à la parole » de l’ensemble des citoyens sur un projet qui les concerne. Droit à la parole, pour tous, qui me parait pourtant la base de toute notion de « démocratie participative » et de « concertation publique » (y compris telle qu’inscrite dans le droit de l’urbanisme, voir point 3).
6. Démocratique (bis) avec un « effet doublon » : L’idée d’un « panel représentatif », bien délimité, appelé à s’exprimer aux différentes étapes de l’élaboration d’un projet, ça ne vous rappelle rien ? Hé oui, ça peut rappeler, au choix : les conseils de quartier (obligatoires dans les communes de plus de 50 000 habitants), le conseil citoyen (obligatoire autour des projets financés par l’ANRU et dans les quartiers défavorisés dit « politiques de la ville »), le conseil d’arrondissement ou… le conseil municipal ! Bref, un « panel limité de citoyens mobilisés sur la durée » (formulation que j’ai pu lire quasi telle quelle dans des dossiers d’appel d’offres pour des démarches de concertation), est finalement une sorte de calque du modèle « représentatif » de la démocratie. L’idée semble répondre à l’espoir, pour certains élus ou techniciens de collectivités, de retrouver un modèle de débat qu’ils connaissent bien et comprennent mieux, plutôt que de soumettre un projet à un débat avec les masses, processus parfois vu comme hasardeux voire effrayant. Bref, le « panel limité de citoyens » fait généralement doublon avec des instances représentatives existantes, et c’est tout sauf de la « concertation publique ».
7. Méthodologique (bis) avec un « biais de mécontentement » : Un « panel d’habitants » risque tout d’abord de reproduire les mêmes difficultés de motivations que les instances bénévoles évoquées ci-dessus : Il est très difficile de mobiliser des personnes sélectionnées au hasard, de façon prolongée. Certaines instances s’avèrent même tout à fait impossibles à maintenir en fonctionnement, par défection progressive des participants, comme l’ont montré notamment les nombreuses déconvenues rencontrées par les conseils citoyens (voir point précédent). Par ailleurs, si un panel se maintient dans la durée, sur une base purement bénévole, il y a de forts risques que les seules catégories d’individus qui acceptent d’y participer soient motivées avant tout par une certaine hostilité ou opposition : hostilité vis-à-vis d’un projet dans une optique « pas près de chez moi » (ou NIMBY) ; ou esprit d’opposition à une municipalité en place. Ainsi, la composition d’un panel bénévole a de fortes chancesde subir subrepticement ce que j’appellerais le « biais de mécontentement » … c’est à dire que seuls des individus potentiellement dérangés par une hypothèse d’aménagement urbain finissent par accepter, en bout de course, de s’engager dans un processus de participation répétée. Quand bien même ils représenteraient des tranches d’âges et des profils socio-professionnels variés.
8. Economique : Enfin, n’oublions pas que ces concepts de « groupes réduits de citoyens » sont manifestement inspirés de méthodes d’études marketing. On pense notamment à la technique des focus group, qui réunit un petit groupe de consommateurs autour de nouveaux produits ou de nouvelles campagnes publicitaires, afin d’étudier leurs réactions collectives. Il faut donc avoir conscience que ces méthodes sont, à la base, essentiellement conçues pour vous faire avaler des yaourts… Et pas pour vous permettre de donner votre avis ou participer à l’élaboration d’un projet d’intérêt collectif.
Quelques conclusions …
En conséquence de ces différentes réflexions, selon moi, toutes méthodes de consultation massive et large de la population, à l’opposé de la dimension frileuse du « micro-panel », donneront vraisemblablement des éléments d’aide à la décision et des pistes de compromis nettement plus acceptables par la masse des citoyens ensuite, même si elles restent moins détaillées qu’un projet « co-conçu » avec précision avec 10 personnes. Des pistes de décision issues d’un minuscule échantillon de population, quand bien même ce dernier aurait travaillé de façon très approfondie et répétée pour exprimer une position commune, ne peuvent en aucun cas garantir ni la représentativité, ni l’acceptabilité par la population dans son ensemble.
Pour peu que l’on sache et que l’on se donne la peine de traiter avec sérieux et rigueur une masse d’avis et d’opinions que l’on collecte (avec des traitements à la fois qualitatifs et quantitatifs, des analyses sémantiques, thématiques, etc.), ET pour peu que l’on communique clairement à la masse les conclusions de cette consultation de masse, cela peut permettre, le plus souvent d’assoir plus confortablement la légitimité de choix d’aménagements pris au regard de ces données. C’est en tout cas, pour notre part, ce que nos retours d’expériences prouvent assez largement, avec de nombreux retours favorables des populations, quand nous les impliquons dans nos consultations et démarches participatives massives, restant ouvertes à tous quoi qu’il en coûte… Il ne me parait donc y avoir aucune raison sérieuse de « fermer » des débats au sein d’un groupe réduit d’individus, pour des projets concernant tout un chacun dans son cadre de vie de proximité, dans sa vie quotidienne, voire dans ses intérêts immobiliers directs (cas des « riverains » d’un projet, dont aucun ne peut être exclu des discussions par avance, sans pour autant qu’ils ne soient les seuls à être légitimes en fonction de l’enjeu).
… Et une comparaison
En revanche, je ne prolongerai pas outre mesure cette réflexion à une autre échelle, et sur d’autres matières que celle des projets urbains. L’exemple de la « convention citoyenne pour le climat », avec un « panel » de citoyens nettement plus important que ceux que j’évoque ici, a sans doute apporté, à la fois, de l’eau à mon moulin « sceptique » quant aux panels restreints de citoyens, et des arguments aux partisans des « jurys citoyens » à tout va.
Parmi les défauts de la démarche, la taille d’échantillon était nettement insuffisante à mon sens, eu égard à la diversité des populations à l’échelle nationale, et je soutenais plutôt, à l’époque du « Grand débat national », des « forums citoyens » qui auraient regroupé au moins 1500 personnes nationalement, et représenté de façon équitable les différentes régions, départements et types de territoire concernés par les problématiques environnementales, ces dernières étant très souvent imbriquées dans des questions territoriales. Au minimum, on peut se demander pourquoi cette convention citoyenne n’a réuni que 150 personnes, alors que l’Assemblée Nationale, par exemple, compte déjà presque quatre fois plus de membres pour « représenter » le même territoire. Par ailleurs, il y a vraisemblablement eu quelques « filtres » ou « biais » involontaires dans le processus de recrutement. Cela fait que, au delà du nombre de participants, on peut douter de la parfaite représentativité des participants, notamment en termes d’opinions politiques. Cependant ici les participants étaient « défrayés », c’est à dire en réalité rémunérés. Ce qui permet en partie de répondre à l’écueil n°7 évoqué plus haut, celui de la motivation à participer.
Côté points positifs de la démarche, elle a pu démontrer qu’il était possible de produire une forme d’intelligence collective avec un nombre de personne déjà relativement élevé. Elle a aussi montré, contrairement à ce que croient nombre de militants insuffisamment attentifs, qu’une telle démarche collective pouvait inspirer de façon constructive un grand nombre d’évolutions législatives. Certes les suggestions de la convention n’ont pas été appliquées « sans filtre » , comme l’avait dans un premier temps annoncé E. Macron. Mais cet objectif affiché initialement était sans doute déraisonnable, et certainement moins démocratique qu’un processus itératif remontant par étape d’une démarche « participative » vers un processus législatif plus classique, laissant la main pour finir à l’Assemblée Nationale.
Quoi qu’il en soit, une telle convention n’est donc pas de la même dimension ni de la même nature que les minuscules « panels d’habitants » locaux que j’évoque plus haut.